La « personne » et la « fonction » du Pape

Article du « Courrier de Rome » N° 285 - Septembre 1988

Mais peut-il, celui que le Christ S'est associé comme Chef de l'Église et comme Pierre, permettre, favoriser, ou vouloir dans l'Église une orientation divergente de celle voulue par le Christ ou qui lui serait opposée ? La Sainte Écriture comme la théologie catholique nous disent que, hormis les cas où l'autorité du Pape est engagée au degré couvert par l'infaillibilité (36), cela est possible.

Pierre confesse la divinité du Christ et Jésus lui dit : « Tu es bienheureux, Simon fils de Jean, car ce n'est point la chair et le sang qui t'ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans les cieux. Et moi aussi je te dis (à toi qui as confessé que je suis le Fils de Dieu) que tu es Pierre et que sur cette pierre je bâtirai mon Église (37). »

Le même Pierre tente de détourner le Christ de Sa Passion et Jésus lui rétorque : « Retire-toi de moi, Satan, tu es pour moi un obstacle (c'est cela le sens précis du mot « scandale ») parce que tu n'as point de goût pour les choses de Dieu, mais pour les choses des hommes (38). »

Et afin que nous n'allions pas penser que ce « scandale » advint parce que la primauté ne lui avait alors été que promise mais non conférée, voici le célèbre épisode d'Antioche.

Jésus Ressuscité a conféré à Pierre le Primat, qu'il exerce dans la vénération de la première communauté chrétienne. A Antioche pourtant, Paul se rend compte que Pierre était « reprehensibilis » parce que lui, et d'autres, entraînés par son exemple, « ne marchaient pas droitement selon la vérité de l'Évangile » (39) ; bien qu'inférieur et subordonné à Pierre, il le réprimandera « coram omnibus », devant tout le monde. Saint Thomas commente : « L'occasion du reproche n'était pas légère mais juste et utile : c'était le péril que courait la vérité évangélique ; le mode sous lequel il fut fait convenait parce que public et manifeste... étant donné que cette simulation constituait un péril pour tous (40). »

Donc, la Sainte Écriture enseigne que, hors du cas d'infaillibilité, Pierre est faillible et peut se rendre « répréhensible ».

Identique est la leçon que nous donne la meilleure théologie catholique qui fait une distinction entre la « personne » du Pape et sa « fonction ».

Persona papa. potest renuere subesse officio papae : la personne du Pape peut refuser de se soumettre à son devoir de Pape, écrit Cajetan, qui ajoute que la persistance dans un tel comportement rendrait le Pape schismatique per separationem sui ab unitate Capitis : par sa séparation de l'union avec le Chef de l'Église qui est le Christ (41). Quant à l'axiome « Là où est le Pape, là est l'Église » — précise Cajetan — il vaut dans la mesure où le Pape se comporte en Pape et en Chef de l'Église ; sinon « ni l'Eglise n'est en lui, ni lui dans l'Église. »

Le cardinal Journet traite aussi du « Pape mauvais mais encore croyant » (42), de la possibilité admise par de « grands théologiens » d'un « Pape hérétique » et de celle d'un « Pape schismatique » (43). Il écrit à ce sujet que le Pape « peut lui aussi pécher de deux manières contre la communion ecclésiastique ». La seconde manière consiste dans le fait de « briser l'unité de direction, ce qui se produirait, selon la pénétrante analyse de Cajetan, s'il se rebellait comme personne privée contre le devoir de sa charge, et refusait à l'Église — en tentant de l'excommunier tout entière ou simplement en choisissant de vivre en pur prince temporel — l'orientation spirituelle qu'elle est en droit d'attendre de lui au nom d'un plus grand que lui, du Christ même et de Dieu ». Et il ajoute : « La supposition d'un pape schismatique nous révèle davantage, en le cernant d'un jour tragique, le mystère de la sainteté de cette unité d'orientation qui est nécessaire à l'Église ; et peut-être pourrait-elle aider l'historien de l'Église — ou plutôt le théologien de l'histoire du Royaume de Dieu — à illuminer d'un rayon divin les sombres époques des annales de la papauté, en lui permettant de montrer comment elle a été trahie par certains de ses dépositaires. »

Il est évident que si la théologie catholique étudie le problème posé par un Pape mauvais, schismatique voire hérétique, c'est précisément parce que, comme le dit Cajetan, « persona papce potest renuere subesse officio papae » : la personne du Pape, hormis les cas où son infaillibilité est engagée, peut refuser de se plier aux devoirs de sa fonction de Pape. Une dernière remarque : parce qu'ils avaient opéré une distinction entre la « papauté » et ses « dépositaires », entre la •« personne » et la « fonction » du Pape, beaucoup de théologiens furent personnellement mis au pas lors des moments sombres de la papauté (44).

Quant à nous, pour qui ces époques ténébreuses semblaient à jamais révolues, nous avons perdu l'habitude de telles distinctions et, après le Concile Vatican I, nous avons fini par confondre infaillibilité avec infaillibilisme, comme si le Pape était en tout et toujours infaillible, et non dans des circonstances bien précises et sous des conditions bien déterminées (45).

Unité de foi et unité de communion

Quelle est donc la fonction du Pape dans l'Église ? Le Concile Vatican I enseigne : « Afin que toute la multitude des croyants se maintienne dans l'unité de la foi et de la communion (in fidei et communionis unitate), Jésus plaça le bienheureux Pierre à la tête des Apôtres (46). » Léon XIII qui traite ex professo de l'unité de l'Église, écrit : « L 'auteur divin de l'Église, ayant décrété de lui donner l'unité de foi, de gouvernement, de communion, a choisi Pierre et ses successeurs pour établir en eux le principe et comme le centre de l'unité (47). »

Donc, la fonction de Pierre est d'assurer « l'unité de foi et de communion » au sein de la multitude des croyants ainsi que « l'unité de gouvernement » parmi la multitude des Pasteurs.

Mais en quel rapport se trouvent, dans l'Église, unité de foi et unité de communion ? unité de foi et unité de gouvernement ? « Celui qui a institué l'Église unique, l'a aussi instituée une... Or, une si grande, une si absolue concorde entre les hommes doit avoir pour fondement nécessaire l'entente et l'union des intelligences ; d'où suivra naturellement l'harmonie des volontés et l'accord dans les actions. C'est pourquoi, selon son plan divin, Jésus a voulu que l'unité de foi existât dans son Église : car la foi est le premier de tous les liens qui unissent l'homme à Dieu et c'est à elle que nous devons le nom de fidèles (48). »

Et Pie XI lui fait écho : « C'est pourquoi, puisque la charité a pour fondement une foi intègre et sincère, c'est l'unité de foi qui doit être le lien principal unissant les disciples du Christ (49). »

Donc unité de foi et unité de communion, unité de foi et unité de gouvernement sont inséparables dans l'Église, l'unité de foi étant le fondement nécessaire tant de l'unité de communion que de l'unité de gouvernement. Il s'ensuit que personne dans l'Église n'a le droit d'exiger une unité de communion et/ou de gouvernement qui fasse abstraction de l'unité de foi. Et si, aujourd'hui, des catholiques suffisamment informés se sentent continuellement écartelés entre unité de foi avec l'Église et une prétendue « unité de communion » avec l'actuelle hiérarchie ; si les Évêques (qu'ils le disent ou non, qu'ils se plient à de plus ou moins grands compromis, peu importe) sont en fait constamment écartelés eux aussi entre une unité de foi avec l'Église et une prétendue « Unité de gouvernement » avec les Autorités Supérieures, c'est précisément parce qu'on réclame aux uns et aux autres, respectivement une unité de communion et une unité de gouvernement fondées non sur l'unité de foi mais sur une adhésion à des vues « personnelles » plus ou moins erronées.

Du rapport nécessaire qui lie l'unité de foi et l'unité de communion, il découle aussi que la communion avec la hiérarchie actuelle ne peut ni ne doit me séparer de la communion avec la hiérarchie d'hier, puisque la hiérarchie d'aujourd'hui a, comme celle d'hier, la fonction de garder, de transmettre inaltéré et d'interpréter fidèlement le même dépôt de la foi. Celui qui, sous Montini, accusait les « traditionalistes » de désobéir au « Pape d'aujourd'hui » au nom de l'obéissance aux « Papes d'hier », n'était pas en mesure, en bon moderniste qu'il était, de peser la gravité de cette affirmation.

La communion avec le Pape est nécessairement une communion dans la Vérité, et, comme telle, elle est communion avec tous les Papes d'hier et d'aujourd'hui, en tenant compte, bien sûr, du développement du dogme qui procède par explicitation et jamais par contradictions. Quand s'impose la nécessité d'avoir à choisir entre la communion avec les « Papes d'hier » et la communion avec le « Pape d'aujourd'hui », c'est un signe que quelque chose ne tourne pas rond dans l'Église. C'est un signe que la « personne » du Pape (ou quiconque en son nom) intervient indûment dans sa « fonction ». Et de même que le catholique ne doit ni ne peut être en communion avec un pape Honorius ier qui favorisa l'hérésie monothéliste (50), de même le catholique ne doit ni ne peut être en communion avec un pape Paul VI qui favorisa le modernisme, le libéralisme, l'oecuménisme condamnés par ses prédécesseeurs, et inventa un « dialogue », qui est la négation du dogme « Extra Ecclesia nulla salas », en prétendant abusivement orienter toute l'Église selon ses vues toutes personnelles, déformées autant que déformantes.

Le critère du choix

De ce qui vient d'être vu, il appert clairement que le critère, servant à distinguer entre exercice légitime de l'autorité et initiatives « personnelles » des dépositaires de l'autorité, est un critère non pas subjectif mais objectif, fourni à tout catholique par la Tradition de l'Église « gardienne de la Foi » (51).

  • « Nous ne devons pas... nous écarter de la primitive tradition ecclésiastique, ni croire à autre chose que ce que l'Eglise de Dieu nous a enseigné par le moyen de la tradition successive (52). »
  • « La vraie sagesse est la doctrine des Apôtres... parvenue jusqu'à nous par la succession des Évêques (53). »
  • « Il est constant que toute doctrine conforme à celle des Églises apostoliques, mères et sources primitives de la foi, doit être déclarée vraie, puisqu'elle garde sans aucun doute ce que les Eglises ont reçu des Apôtres, les Apôtres du Christ, le Christ de Dieu... Nous sommes en communion avec les Églises apostoliques ; nul n'a une doctrine différente : c'est là le témoignage de la vérité (54). »

Parce que, si le Magistère institué par Jésus-Christ est un « magistère vivant », il est aussi un « magistère perpétuel » (55) qui ne peut se contredire lui-même sans contredire ce que l'Église a reçu des Apôtres, les Apôtres du Christ et le Christ de Dieu.

Suite de l'étude


(37)     Math. 16, 17-18.

(38)     Ibidem, 16, 23.

(39)     Gal. 2, 14.

(40)     In omnes S. Pauli Epistolas.

(41)     In Ha-Hae q. 39 a. I N° 6.

(42)     Op. Cité, vol I, pp. 547 ss.

(43)     Ibidem, vol. Il, pp. 839 ss.

(44)     Voir Dictionnaire de Théologie catholique, sous schisme.

(45)     Qu'on relise à ce sujet la Constituion Pastor AEternus de Vatican I.

(46)     Dz. 1821.

(47)     Dz. 1969.

(48)     Léon XIII, encyclique Satis cognitum.

(49)     Pie XI, encyclique Mortalium animos.

(50)     Le monothéisme prétendait qu'il n'y avait qu'une seule volonté en Jésus-Christ. Il fut condamné en 681 par le 3' Concile oecuménique de Constantinople.

(51)     Léon XIII, encyclique citée.

(52)     Origène : Vetus interpretatio commentariorum in Matth., N° 46 cité, comme les deux suivants, dans Satis cognitum.

(53)     Saint Irénée : Contra HcEreses, livre IV, chap. XIII, n° 1.

(54)     Tertullien : De Prcescrip., chap. XXI.

(55)     Ces expressions sont de Léon XIII dans l'encyclique citée.


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